Jude 1.5, une histoire de manuscrits et de variantes
- ProEcclesia bloger
- 5 juin
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Le verset de Jude 1.5 apparaît généralement de deux façons différentes dans les traductions. Certaines traduisent que « Jésus » a sauvé son peuple d’Égypte, tandis que d'autres affirment que c’est « le Seigneur » qui l’a fait. Cette différence est due à des variantes dans les manuscrits, que l’on peut énumérer comme suit [1] :
Variante grecque + traduction française | Témoins manuscrits | Datation approximative |
κυριος – Seigneur | 01 (Sinaiticus), 044, 1875 | IVe – IXe s. |
ὁ κυριος – le Seigneur | 18, 35, 307, 326, 424*, 431, 436, 453, 630, 808, 1505, 1611, 1836, 1837, 2138, 2200, 2495, 𝔐 | IXe – XIVe s. (Byzantins) |
(ὁ) κυριος – (le) Seigneur | S:H | Versions (Syriac), tardif |
Ἰησοῦς – Jésus | 02 (Alexandrinus), 03 (Vaticanus), 33C, 81, 323, 424C, 665, 1739, pc, Cyr, K:S | IVe – IXe s. (principalement) |
ὁ Ἰησοῦς – le Jésus | 88, 915 | IXe s. |
(ὁ) Ἰησοῦς – (le) Jésus | L:V | XIe – XIIe s. |
κυριος Ἰησοῦς – Seigneur Jésus | 1735 | XIIe – XIIIe s. |
ὁ κυριος Ἰησοῦς – le Seigneur Jésus | L241, L591, L1178 | IXe – XIIe s. |
ὁ θεος – le Dieu | 04C2V (Codex Ephraemi), 442, 621, 623, 1845, pc, L:TVmss, S:Ph | Ve – IXe s. |
θεος χριστος – Dieu Christ | P72 (Papyrus Bodmer VII–VIII) | IIIe s. |
Parmi ces variantes, seules « Seigneur » et « Jésus » font l’objet de débats parmi les spécialistes. Par exemple, la 28ᵉ édition du Nestle-Aland, le Greek NT Tyndale House et l’édition de la SBL Greek NT adoptent la variante « Jésus ». À l’inverse, la 2ᵉ édition de Robinson adopte la variante « Seigneur ». Cette dernière est également défendue par Tommy Wasserman [2] (spécialiste mondial des manuscrits de Jude), ainsi que dans le livre de Charles Landon sur l’édition textuelle de l’épître de Jude [3].
Je pense personnellement que la variante « Seigneur » est la meilleure lecture, et je vais en présenter les arguments. Premièrement, on peut rejeter la lecture « Dieu Christ » trouvée dans le papyrus P72. Bien que le P72 soit le plus ancien témoin textuel que nous ayons pour Jude 1.5, cette lecture est unique parmi tous les manuscrits. De plus, bien qu’ancien, le P72 est largement considéré comme un manuscrit de piètre qualité, rédigé par un scribe qui n’hésitait pas à modifier le texte pour soutenir la divinité du Christ, comme il le fait en 1 Pierre 5.1 et 2 Pierre 1.2 [4].

*À gauche le payprus 72 qui contient la lecture unique "ΘΣ ΧΡΣ (Dieu Christ)".
Elijah Hixson dit sur ce papyrus "Les premiers manuscrits du Nouveau Testament ne sont pas toujours de bons témoins du texte original non plus. P72 (Papyrus Bodmer VII-VIII) est le plus ancien manuscrit substantiel de 1–2 Pierre et de Jude, mais il semble avoir été rédigé par un scribe plutôt négligent. Un certain nombre de chercheurs mentionnent même que le P72 semble manifester une tendance marquée à modifier le texte afin de souligner la divinité de Jésus. voir note 4
Un autre manuscrit souvent invoqué est le codex Vaticanus, le plus ancien à contenir la variante « Jésus ». Un point important à noter est que le Vaticanus comporte un umlaut (un signe diacritique) en marge à la ligne du verset 5 (voir l’image ci-dessous). Pour Wasserman, ce signe indique que le scribe connaissait à cet endroit une ou plusieurs variantes.

*En 1995, lorsque Philip Payne étudiait le Codex Vaticanus, il découvrit les soi-disant “umlauts”, ou points doubles placés dans la marge des colonnes, à côté de certaines lignes. Il en conclut que ces umlauts étaient en fait des signes critiques (sigla) servant à indiquer l'existence de variantes textuelles connues du scribe qui les a inscrits. Il s’avéra que la plupart de ces umlauts avaient été renforcés (repassés par un “renforceur”), mais Payne trouva aussi certains points qui ne semblaient pas avoir été retracés, ce qui l’amena à conclure que le symbole remonte à la rédaction originale du codex. Alors que tous les chercheurs semblent s'accorder sur la fonction des umlauts — à savoir, signaler des variantes textuelles — il existe encore un désaccord concernant leur origine exacte et leur datation. La question reste ouverte, mais selon l’auteur, personne n’a encore réussi à réfuter l'observation initiale de Payne concernant les umlauts non retouchés. Wasseman, p239
En plus de cela, le codex Sinaiticus contient la variante « Seigneur » et non « Jésus ». Étant donné que le Sinaiticus provient du même contexte que le Vaticanus (les deux sont des témoins du texte alexandrin), cela renforce l’idée que le scribe du Vaticanus connaissait aussi la variante « Seigneur ».

*À gauche le codex Sinaiticus qui contient le nomina sacra "ΚΣ (équivalent du terme grec Κύριος)" en Jude 1.5. Le Vaticanus quand à lui a le nomina sacra "ΙΣ (Ἰησοῦς).
Ce que ces manuscrits révèlent, c’est que des variantes sont apparues très tôt dans ce verset, et qu’il est difficile de se forger une opinion définitive uniquement sur la base des données manuscrites. Pour aller plus loin, il faut analyser la cohérence interne des variantes. À mon avis, la variante « Jésus » a moins de chances d’être authentique, pour deux raisons.
L’auteur de l’épître n’appelle jamais le Christ simplement « Jésus ». À six reprises, il le désigne avec le titre « Christ » ou un autre qualificatif :
v. 1a : Jésus-Christ
v. 1b : Jésus-Christ
v. 4 : Seigneur Jésus-Christ
v. 17 : Seigneur Jésus-Christ
v. 21 : Seigneur Jésus-Christ
v. 25 : Jésus-Christ notre Seigneur
À l’inverse, l’auteur utilise deux fois le terme « Seigneur » sans autre qualificatif (versets 9 et 14). Bien qu’il s’agisse ici de citations de textes, on remarque qu’il s’agit, dans les deux cas, d’événements antérieurs à l’incarnation du Christ, tout comme dans le verset 5. Jude n’y insère pas le nom de Jésus.
Aucune autre épître du Nouveau Testament n’emploie le nom « Jésus » seul pour parler du Christ préexistant. Cela rend la lecture « Jésus » dans Jude 1.5 stylistiquement incohérente avec l’ensemble du corpus néotestamentaire.
Ces éléments me semblent suffisants pour rejoindre les conclusions de nombreux chercheurs et soutenir que la lecture « Seigneur » est la plus probable.
Tommy Wasserman
En résumé, les témoignages externes sont partagés, et la corruption du texte est intervenue très tôt. La leçon Ἰησοῦς (Iêsous, « Jésus ») bénéficie du meilleur appui manuscrit, mais c’est une leçon difficile, voire impossible. Il me paraît très improbable que cet auteur chrétien primitif ait simplement écrit Ἰησοῦς s’il avait en tête le Christ préexistant, surtout à la lumière de son style et du contexte global des versets 5 à 7. En revanche, la forme ambiguë Κύριος (« Seigneur ») pourrait expliquer toutes les autres variantes, qui peuvent représenter soit des altérations conscientes, soit des erreurs de copie liées aux nomina sacra.
The Epistle of Jude: Its Text and Transmission, p266
Charles London
À la lumière de cette discussion, on devrait imprimer ici la leçon ἀνὰ τὸ Κύριος ἀναέ (ou une reconstruction équivalente), et rejeter les quatre variantes avec ὁ κύριος. J’ajoute que les traductions du verset 5 qui reflètent le mieux ma lecture préférée sont celles de la NEB (New English Bible) et de la TEV (Today's English Version).
A Text-Critical Study of the Epistle of Jude, p77
Peter H. Davids
Mais, en raison des arguments ci-dessus concernant l’emplacement de « une fois », et parce que la lecture « Jésus » serait non seulement la plus difficile, mais aussi hautement improbable (même Paul parle de « Dieu » et du « Seigneur » pour les jugements décrits en 1 Corinthiens 10), nous pensons que la lecture originale était « Seigneur ». Il est tout à fait possible que Jude comprenne ce terme comme désignant Jésus ; au minimum, il entend l’utiliser comme une analogie avec Jésus en tant que « Souverain et Seigneur » dans le verset précédent.
The Letters of 2 Peter and Jude
Tommy Wasserman, The Epistle of Jude: Its Text and Transmission, p262
Ibid, p266
Charles Landon, A Text-Critical Study of the Epistle of Jude, p75
Par exemple Elijah Hixson délcare "Les premiers manuscrits du Nouveau Testament ne sont pas toujours de bons témoins du texte original non plus. P72 (Papyrus Bodmer VII-VIII) est le plus ancien manuscrit substantiel de 1–2 Pierre et de Jude, mais il semble avoir été rédigé par un scribe plutôt négligent. Un certain nombre de chercheurs mentionnent même que le P72 semble manifester une tendance marquée à modifier le texte afin de souligner la divinité de Jésus." Myths and Mistakes, p91 ; Zachary J. Cole "Mais il ne faut pas non plus exagérer. Tous les papyrus chrétiens anciens que nous possédons aujourd’hui ne peuvent pas être décrits en des termes aussi positifs. Certains sont en effet écrits de manière négligée, produits sans soin, et manifestement rédigés par des personnes non formées. Un bon exemple de cela est le papyrus 72, une copie du IIIe siècle de 1–2 Pierre et de Jude. L’écriture de ce manuscrit est visiblement grossière et peu claire. Les chercheurs estiment que ce manuscrit était destiné à un usage privé (plutôt qu’à un usage liturgique ou communautaire)." Myths and Mistakes, pp141-142 ; Robert D. Marcello "P72, également appelé Codex Bodmer Miscellaneus en raison de la diversité des œuvres — apparemment sans lien entre elles — reliées ensemble dans le même codex, est un manuscrit daté de la fin du IIIe siècle au milieu du IVe siècle. Ce codex a été examiné récemment au regard de ses tendances théologiques et de leur signification. Ces études montrent qu’il y a de bonnes raisons de considérer que ses variantes expriment une christologie élevée, insistant sur la divinité de Jésus. Il semble que ces changements reflètent également certains dialogues théologiques contemporains au sein des cercles proto-orthodoxes en réaction à des affirmations jugées hérétiques. Ainsi, les variantes de P72 manifestent de façon cohérente une christologie élevée, dans plusieurs livres (Jude, 1–2 Pierre), et ce en accord avec les discussions théologiques qui avaient cours à cette époque dans ces communautés. Un exemple est fourni par une leçon dans 2 Pierre 1:2, où le scribe omet la conjonction “et” (καί) entre « Dieu et Jésus notre Seigneur » (τοῦ θεοῦ καὶ Ἰησοῦ τοῦ κυρίου ἡμῶν). En omettant ce “et”, le scribe fait syntaxiquement de Jésus et Dieu une seule personne. Plus tôt dans le codex, en 1 Pierre 5:1, il substitue “Dieu” à “Jésus”, contrairement à tous les autres manuscrits sauf un. Ces cas montrent clairement que le scribe de ce manuscrit exprime une christologie élevée." Myths and Mistakes, p222
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